Communauté, Immunité, Liberté, par Roberto Esposito (note de lecture)

Today quelques notes sur ce bouquin du philosophe italien Roberto Esposito, Communauté, Immunité, biopolitique dont le chapitre sur le retournement du sens du mot liberté par l’idéologie libérale est d’actualité. Aujourd’hui comme hier, comme avant-hier, la question de liberté fait débat. Quelle liberté ? Celle, individuelle, individualiste, qui résonne aujourd’hui un peu trop bien avec l’idéologie consumériste vendue par les libéralismes tardifs ? Avec aussi l’égoïsme dont parle Hannah Arendt quand elle écrit, « Pour s’implanter, le Totalitarisme a besoin d’individus isolés et déculturés, déracinés des rapports sociaux organiques, atomisés socialement et poussés à un égoïsme extrême » ?

Et puis liberté, d’où vient cette idée ? Il semble que ce soit chez les grecs qu’elle apparaisse avec le concept d’eleutheria, vers le 5ème siècle Av., dans un contexte politique bien précis où l’homme libre s’oppose à l’esclave. Plus tard, chez Aristote, le terme prend un sens plus subtile, ou bien disons qu’il se précise. Par nature —écrit-il— un être qui travaille n’est pas libre car son activité déforme son corps et altère en conséquence les qualités de son âme. Pour les nouveaux scribes, les nouveaux prêtres que sont les philosophes, la pensée, l’activité de l’intellect, sont la finalité et le vrai bien de l’âme. La liberté de l’homme serait donc dans la contemplation (contemplation des choses, du monde, des lois de la nature, amour de la sagesse, philosophie) qui nécessite des conditions de vie d’hommes libres. Les philosophes n’ont jamais été à une tautologie près. Cette liberté (celle de philosopher) est donc la réalisation parfaite de l’essence de l’homme, qu’est la liberté. Bon !

Côté judaïsme, le terme est quasi absent de l’ancien testament (compilé lui aussi vers le 5ème siècle Av.). La racine verbale hébraïque pour dire l’idée de liberté est HaPhaSh, verbe qui n’est utilisé qu’une fois, dans le livre du Lévitique et pour parler d’un cas de non-affranchissement d’une servante (encore l’esclavage).Paul, bien plus tard, s’en sert plus largement dans ses lettres, mais sous sa forme grecque et non hébraïque. “… C’est pour la liberté que le Christ nous a libérés (sic). Tenez donc ferme, et ne vous remettez pas sous le joug de l’esclavage. …” La liberté est encore opposée à l’état d’esclavage, sauf qu’ici il s’agirait d’une métaphore, d’un esclavage spirituel ?

Schématiquement on a une évolution en trois temps, simple statut social d’homme libre (non-esclave) au 5ème siècle avant, puis état de celui qui ne travaille pas et qui se consacre à ce qui est le propre de l’homme, la philosophie au 4ème siècle, s’agit-il toujours d’un statut social ou bien d’un art de vivre ? Les deux, probablement, puisque l’exercice de la contemplation ou philosophie « nécessite des conditions de vie d’hommes libres ». Enfin, au 1er siècle après, on lâche complètement le statut pour l’art de vivre avec la notion paulienne de liberté de l’esprit (forme chrétienne de l’éveil bouddhiste ?). Ces trois lignes de lecture se prolongent jusqu’à nous, quoique la question du statut social passe à l’arrière plan (mais pour de mauvaises raisons) avec la dite abolition de l’esclavage.

D‘autres lignes se créent autour des privilèges, du concept de propriété et enfin de celui de sécurité. Il y aurait beaucoup de pistes à suivre, de constructions bancales à étayer, ou à démolir, depuis la scholastique de Thomas et son libre arbitre jusqu’aux lumières, à Rousseau et sa défense bourgeoise de la propriété, par exemple. On se contentera pour le moment du tabula rasa d’Esposito, de son retour aux racines, de sa dénonciation d’une version pervertie du terme par le libéralisme et néo-libéralisme, fondée sur une immunité qui nous exempte des devoirs de la communauté et nous protège de la contagion de l’autre. Chaque étymologie, chaque herméneutique est tautologique (une boucle de sens), donc questionnable. La construction que bricole Esposito à partir du latin munus l’est aussi. Elle permet au moins d’ouvrir le débat et de comprendre pourquoi liberté reste une notion à prendre avec des pincettes (qu’il faudra d’abord se réapproprier).

Note de lecture :

Roberto Esposito, philosophe italien, a publié en 2008 un bouquin prophétique, Communauté, Immunité, biopolitique, dont un chapitre est consacré à l’invention de l’immunité et au détournement par les idéologies libérales et néo-libérales du terme de liberté. C’est today un outil inespéré pour creuser une notion devenue dangereusement clivante (liberté versus solidarité) dans nos mouvements contre les politiques dites sanitaire.

Ça démarre avec une distinction bien nette entre communauté et de communautarisme : dans l’idée de communautarisme il y a l’idée de propre (appartenance, identité, propriété) « la communauté comme ce qui identifie quelqu’un à son groupe ethnique, à sa terre, à sa langue » par contre le terme originel de communauté a un sens opposé, prévient Esposito.

[…En effet] « commun est l’exact contraire de propre : est commun ce qui n’est pas propre, ce que personne ne peut s’approprier, ce qui est à tous ou, tout au moins, à beaucoup —et donc qui ne se rapporte pas au même, mais à l’autre. »

Le terme communitas dérive du latin munus qui signifie ‘don’ ou bien ‘obligation’ par rapport à un autre. […Par conséquent] « les membres de la communauté —plutôt que d’être identifiés par une appartenance commune— sont liés par un devoir de don réciproque, par une loi qui les porte à sortir d’eux-mêmes pour se tourner vers l’autre, et presque à s’exproprier en sa faveur. »

Mais alors, problème ! On peut comprendre (au moins dans notre culture/idéologie individualiste occidentale) l’idée de communauté comme liée à « une perte, une soustraction, une expropriation » [… elle peut donc être] « ressentie comme un risque, comme une menace, pour l’identité individuelle du sujet, […parce qu’]elle expose chacun à un contact avec l’autre, et même à une contagion. »

« Face à cette menace » la modernité va proposer un antidote, un processus d’immunisation, c’est à dire une sorte d’exception communautaire qui permet à l’individu de s’exempter de l’obligation d’ouverture à l’autre et de don. « Là où la communitas ouvre, expose, tourne l’individu vers son dehors, le rend libre par rapport à ce qui lui est extérieur, l’immunitas le renferme en lui-même, dans sa peau, ramène le dehors au dedans, en le supprimant en tant que dehors. » Refermeture, donc, ouf, de la bulle individuelle et naissance de cette idéologie libérale-individualiste qui va être un slogan du libéralisme tardif.

Sidérant qu’Esposito ait pu écrire ce bouquin plus de 10 ans avant. Avant que tous les liens qui font communauté ne soient explosés par la bombe COVID, sous prétexte justement d’immunité. Avant que cette opération sémantique de détournement ou de retournement du sens ne prenne tout sa signification politique, toute sa puissance de division et d’isolement.

Plus intéressant encore est la suite, où le philosophe aborde la question de la liberté. Il explique que « le concept de liberté est lui aussi soumis à la même fermeture, à la même opération de neutralisation, que celles que subit celui de communauté. » Liberté est un terme extrêmement clivant aujourd’hui, qui dresse les partisans d’une liberté individuelle face aux tenants de solidarité.

Mais de quoi parle-ton ? Qu’est-ce que la solidarité ? Consiste-t-elle dans le fait de laisser crever les vieillards dans leurs EPHADS, les migrants dans leurs zodiacs, les enfants de l’immigration dans leurs banlieues, les pays du sud dans des guerres fabriquées de toutes pièces par l’occident ?

Qu’est-ce que la liberté ?

Ça tombe pile-poil que quelqu’un creuse un peu la généalogie du terme. Une certaine pensée de la liberté suppose, selon Esposito « un sujet préformé ou prédéfini — l’individu — qui se réfère à la liberté comme à un objet à défendre ou à conquérir, à posséder ou à étendre. » Dans ce cadre interprétatif, on a d’abord le sujet, puis ce sujet cherche à atteindre (acquérir) la liberté dans un élan volontaire. Pour le sujet, il s’agit en gros de défoncer une porte, une barrière qui « le bloque ou le contraint s’il veut vraiment être un sujet, un sujet de sa liberté, d’une liberté qu’il s’approprie et qui se constitue donc comme une propriété subjective. » Dans ce cadre de pensée, « la liberté est ainsi entendue comme ce qui rend le sujet propriétaire de lui-même : essentiellement propre, plus du tout commun. »

Le concept de liberté, nous dit Esposito, est exposé au risque de s’inverser en son contraire logique c’est-à-dire en ordre (Hobbes), en souveraineté (Rousseau), en État (Hegel). Que faire ? Très simple : il faut revenir au sens originel implicite du terme « liberté ». On va voir qu’  « à l’origine de l’idée de liberté il y a quelque chose qui la rattache au champ sémantique de la communauté. »

« Tant le radical indo-européen leuth ou leudh, d’où dérivent le terme grec eleutheria et le terme latin libertas, que le radical sanscrit frya, d’où viennent l’anglais freedom et l’allemand Freiheit, renvoient à quelque chose qui a à voir avec un développement commun. Ce que confirme la double chaîne sémantique qui en dérive — c’est-à-dire celle de l’amour (lieben, lief, love, mais peut-être aussi liber et libido) et celle de l’affection et de l’amitié (friend, freund). Les deux attestent, indubitablement, que la liberté, à l’origine, a une connotation communautaire. C’est une puissance de connexion, d’agrégation, de mise en commun. »

« Il s’agit donc de liberté dans le rapport et comme rapport : soit l’exact contraire de l’autonomie et de l’autosuffisance de l’individu, auxquelles on a depuis longtemps tendance à l’assimiler. Le sens originel de l’idée de liberté, donc, n’est absolument pas négatif — il n’a rien à voir avec l’absence d’empêchement, avec le fait de se soustraire à une contrainte, de ne pas subir d’oppression. IL N’A RIEN À VOIR (c’est moi qui souligne) AVEC L’IMMUNITÉ ! C’est un sens tout à fait affirmatif – à la fois politique, biologique et physique -qui renvoie à une expansion, à un épanouissement, à un développement commun et qui met en commun. » Ah !

D’un côté, communauté et liberté, de l’autre immunite/autonomie et autosuffisance.

[Autonomie, un terme qui revient très souvent dans nos échanges, qu’il faudra creuser sérieusement lui aussi, d’autant qu’il renvoit directement —au moins en ce qui concerne l’autonomie individuelle— à liberté. Prenons le dictionnaire : autonomie = 1) Faculté de se déterminer par soi-même, de choisir, d’agir librement, 2) Liberté, indépendance morale ou intellectuelle.]

On va s’arrêter là pour le moment… en ajoutant simplement que, selon Esposito, le tournant vers l’immunité remonte à l’époque médiévale, « quand la liberté – et même chaque liberté – a pris justement le sens de droit particulier, c’est-à-dire d’un ensemble de privilèges, exemptions ou immunité qui dispensent des sujets collectifs précis (classes, corporations, villes, couvents) d’une obligation commune à tous les autres : une condition juridique spéciale dans un système hiérarchique complexe. À partir de là, le passage d’une notion ouverte et affirmative de la liberté à une notion limitée et négative – immunisée et immunisante – est définitivement consommé. »

Si bien que dans la philosophie politique moderne, la liberté est ce qui sépare le soi de l’autre, qui le ramène à soi-même, c’est-à-dire qui le guérit et le sauve de toute altération commune. Plus encore, comme le remarque Hannah Arendt, à partir des 17ème et 18ème siècles, la liberté est strictement rattachée à la sécurité : on n’est libre que lorsqu’on est en sécurité. Ah !

On efface tout et on recommence ?

2 commentaires

Laisser un commentaire